PORTRAITS

TOM TIRABOSCO , illustrateur
Interview réalisée en juin 2000 par Ariel Herbez © DBD 2000

Portrait de Tom Tirabosco © Zep

Encore plus sur son site.

TOM TIRABOSCO, illustrateur


•) A 34 ans, vous n’avez publié qu’un album de bande dessinée, un autre à cheval entre l’illustration et la BD, un recueil de publications éparses et deux petits livres pour enfants. Comment expliquer cette carrière un peu au ralenti ?
C’est vrai que j’ai pris mon temps, en grande partie à cause de ma formation aux Beaux-Arts, pendant près de cinq ans, où j’ai pris le parti de mettre la bande dessinée de côté. Cependant, je n’ai pas arrêté de dessiner, puisque je vivais de mes travaux d’illustration, pour la presse et les livres d’enfants. J’ai aussi réalisé des affiches... et j’ai fait deux enfants! J’ai toujours su que je voulais faire de la bande dessinée, et, à 10 ans, en lisant Hergé, Mickey et Rahan, je recopiais Tintin au Tibet. Par ailleurs, le style de dessin qui s’est finalement imposé à moi ne s’est mis en place que tardivement. Pendant des années, j’ai utilisé diverses variations d’une ligne claire assez quelconque, en changeant de style à chaque réalisation, mais je n’y trouvais ni l’expression, ni le caractère qui me correspondent. La découverte de la technique du monotype m’a permis de définir la direction dans laquelle j’allais travailler : un dessin relativement simple, très illustratif. D’où aussi une limitation à certains types de bande dessinée, et une orientation vers le livre pour enfants, un secteur que je trouve très riche et dynamique. Enfin, si j’ai encore fait peu de choses en bande dessinée proprement dite, c’est que je n’ai pas une très grande maîtrise dans l’écriture de scénario. Je l’avoue, je n’y suis pas à l’aise et j’aime bien travailler avec quelqu’un, comme pour Le colporteur.

•) Cela nous amène à définir cette technique du monotype, que vous êtes sans doute le seul à utiliser en bande dessinée et qui donne à votre dessin son originalité et sa texture charbonneuse, granuleuse…
C’est le principe de l’empreinte unique. Il s’agit d’encrer avec un rouleau un support, qui peut être une plaque de verre, de cuivre ou, j’ai découvert aux Beaux-Arts que cela fonctionnait très bien et c’est ce que j’utilise, de caoutchouc. Je dépose sur cette plaque une feuille de papier, au dos de laquelle je réalise mon dessin, à l’envers. Là où le crayon passe, une empreinte apparaît et donne le trait, le fond conservant un grain à l’aspect hasardeux, imprévisible. C’est cette surprise qui fait l’intérêt du procédé. Je peux aussi appuyer avec le doigt, pour donner une structure à l’image, des ombres. Ensuite, je rehausse le dessin au pastel, avec du blanc, ou en couleurs. Le résultat peut aussi varier en fonction du papier, et j’ai découvert qu’il était intéressant d’utiliser du papier d’emballage.

•) Pourquoi pareillement se compliquer la tâche, plutôt que de réaliser directement le dessin?
Je cherchais à trouver une écriture dans laquelle je serais à l’aise. Avec la plume ou le pinceau, on est souvent tenté d’en faire trop, d’aller trop loin dans le détail, et le résultat est lassant. Le monotype m’oblige à aller à l’essentiel dans le dessin pour être lisible, et la complexité du résultat n’est pas induite par le dessin, mais par la technique. Bien sûr, cette méthode n’est pas appropriée pour la bande dessinée d’action, qui exprime beaucoup de mouvement, au découpage serré, avec de nombreuses cases. J’ai besoin de place, de cases où je peux m’asseoir avec mes Néocolor. Au-delà de huit cases par page, cela n’a plus de sens, et j’aime bien m’en tenir à cinq ou six au maximum. Cela donne un dessin très illustratif, et une bande dessinée au rythme plus calme, plus littéraire, qui me convient bien.

•) Malgré la particularité de cette technique, avez-vous été influencé, et par quels auteurs?
C’est en découvrant certains auteurs que j’en ai eu assez de tâtonner dans la ligne claire. C’est surtout le travail Lorenzo Mattotti qui m’a ouvert les yeux et qui a tout déclenché. Une grande claque ! J’ai pris conscience que l’on pouvait faire de la bande dessinée autrement qu’au trait, et avoir une approche matiériste, expressionniste, en y incluant toute une tradition de la peinture. Il faut dire que je suis un grand passionné de peinture classique. J’ai pris un plaisir fou pendant mon séjour à Paris à me “faire” le Louvre, de A à Z. Mes grandes émotions, c’est dans la peinture que je les vis... Je suis aussi fasciné, dans un autre genre, par le travail de Thomas Ott. Son matériau de base est la carte à gratter, mais il finit aussi par la rehausser, comme moi, et il n’utilise pas le noir, mais le blanc comme trait.

•) Parmi les histoires courtes de vos débuts, on peut citer un hommage à Andy Warhol en quatre pages, qui vous vaut le grand prix Saint-Gervais-Papiers Gras-Marignac en 1987 (publié dans l’album collectif Supermarchés l’année suivante). Une marque d’admiration?
C’était juste après sa mort, et au moment de ma découverte de Mattotti et de Feux. J’ai donc fait mes pages sous l’influence du grand Italien, au Néocolor, avant de revenir à la plume. Warhol fait partie des coups de coeur de ma période des Beaux-Arts, il me paraissait être un immense artiste. Il l’est toujours, mais je suis moins enflammé...

•) Nouveau prix, du scénario cette fois, pour une très jolie bande dessinée tiers-mondiste et un brin désabusée, publiée en 1989 dans le collectif Guillaume Tell revient. Vous y évoquez l’omnipuissance de l’argent, thème qu’on retrouve d’ailleurs sous une autre forme onze ans plus tard dans la BD sélectionnée par L’Association pour Comix 2000. Ce thème du grand capital vous travaille?
A l’époque, j’habitais dans un squatt, très organisé. C’était pour nous un laboratoire de la démocratie et une période de prise de conscience politique. J’y ai acquis les fonde-ments du regard critique que je porte encore au-jourd’hui sur la société. C’est bien simple, mon grand héros du moment, c’est José Bové, et, hier encore, j’ai manifesté avec mon fils Jonas,
3 ans, à l’occasion du sommet social de l’ONU à Genève. J’aurais d’ailleurs envie actuellement de réaliser une bande dessinée très, très simple, une réflexion au jour le jour sur ce que je vis et ce qui se passe dans le monde, sur l’injustice croissante entre les riches qui s’enri-chissent et les pauvres qui s’appauvrissent. Vous voyez, je suis assez fleur bleue en matière de militan-tisme politique ! Je n’imaginerais pas m’inscrire dans un parti ou un mouve-ment, mais je peux mettre mon dessin au service de causes aux-quelles je crois. Mon activité d’affichiste no-tamment est une forme d’engagement quand je travaille pour Greenpeace, le Groupe pour une Suisse Sans Armée ou les antinucléaires. C’est la seule contribution intelligente que je peux avoir pour ce mouvement, je ne me vois pas faire de la bande dessinée “engagée”, le résultat n’est jamais très bon. Ma contribution à Comix 2000 est un regard cynique sur cette société fondée sur l’argent et les échanges économiques : même les sentiments et l’amour n’existent plus, ils sont de-venus de simples valeurs d’échange mercantile.

•) Pourtant, dans Guillaume Tell..., le discours contestataire occidental ne tient guère face à la situation concrète du petit gosse africain qui aimerait bien, lui, un peu d’argent...
Tout à fait. C’était une façon de dénoncer le discours anticapitaliste si facile quand on a de l’argent. Je voulais montrer les limites du discours militant tiers-mondiste.

•) En 1997, vous publiez votre premier ouvrage, L’émissaire (co-édité par Atrabile et Papiers Gras), qui vous vaut le premier Prix Töpffer. On y trouve un concentré de ce qui caractérise votre travail, la poésie et le fantastique, illustré sur de longues pages panoramiques “à l’italienne”. Enfant aveugle, Martin compte sur son chien pour lui ramener les parfums et les odeurs de l’extérieur. Mais toutes ne sont pas agréables... C’est un moment important pour vous?
Pour trois raisons, oui. C’est mon premier album, d’abord, même si ce n’est pas tout à fait de la bande dessinée mais des séquences d’images avec un texte extérieur. C’est aussi le moment où j’ai affirmé mon type de dessin. Et le prix m’a permis de me faire un peu connaître à l’extérieur, même si cela s’est limité au petit monde spécialisé de la bande dessinée. Cela a d’ailleurs coïncidé avec le début d’une collaboration régulière d’illustrateur pour la Tribune de Genève, qui a permis de populariser mon trait (après avoir travaillé notamment pour L’Hebdo, Les Inrockuptibles, Libération, Jade et, dans un autre registre, Yakari). L’émissaire est une adaptation libre d’une nouvelle de Ray Bradbury, un texte magnifique, splendide, paru dans Le pays d’octobre. J’avais été frappé par la mélancolie de cette nouvelle quand j’avais 17 ou 18 ans. J’ai dessiné cette petite fantaisie macabre pour retrouver ce romantisme noir et cette esthétique des choses qui dépérissent, qui ont tout à coup resurgi dans ma mémoire.

•) Pour votre première véritable bande dessinée, il faudra attendre 1999 et Le colporteur, publié par Delcourt et scénarisé par Marie-Christophe Arn. Entre rêve et réalité, il se passe de drôles de choses au pays où les maisons sont renversées par le vent. Les cartes du tarot qui ponctuent le récit apportent-elles des réponses?
Non, elles ne sont qu’un prétexte pour faire avancer le récit, un parcours fléché pour le personnage piégé. Je n’aimerais pas qu’on assimile mon album à une symbolique ésotérique qui ne m’intéresse pas. C’est le récit d’un comédien qui, malgré sa grande notoriété âprement conquise, fait un constat d’échec de sa vie. Cet échec est représenté par le retour nostalgique dans la maison de son enfance, renversée. Il descend dans les profondeurs de celle-ci comme il plonge en lui-même, et finit par se rendre compte qu’il ne peut pas échapper à son destin. Le récit est calqué sur le principe de la tragédie grecque et notamment celle d’Oedipe, qui tente de fuir les prédictions de la Pythie et qui, ce faisant, court tout droit vers son destin. J’ai essayé de mêler ma fascination pour Bruegel l’Ancien, ses masques grotesques et son imagerie du carnaval médiéval, avec une grande ville contemporaine de type New-York. Le récit est hyper-construit, nous y avons énormément travaillé, mais je crains d’avoir un peu perdu la motivation initiale du personnage en route!

•) Comment s’est passée votre collaboration avec Marie-Christophe Arn?
Ma première idée était de construire le récit au fur et à mesure des pages que je dessinais, et de me laisser surprendre par les développements qui surgissaient. En réalité, cela n’allait pas du tout, et je me suis retrouvé complètement coincé après les vingt-cinq premières pages. J’ai alors demandé à mon amie Marie-Christophe, qui écrit pour les enfants et le théâtre (et avec qui je travaille en ce moment sur un dessin animé), de me débrouiller tout cela, et nous avons collaboré très étroitement, un peu à la manière d’un cadavre exquis. C’est elle qui a amené les balises des cartes du tarot, et moi, j’ai développé mon goût de l’absurde et du grotesque de situation.

•) Pourquoi faites-vous des livres pour enfants, plutôt que des bandes dessinées ?
J’ai toujours été attiré par les livres d’enfants. On y trouve une richesse de ton et de traitement insoupçonnée, et j’ai une grande admiration pour certains illustrateurs de livres pour enfants, comme Wolf Erlbruch, que je considère comme un des plus grands artistes actuels, Lisbeth Zwerger ou, au début du siècle, Arthur Rakham. J’y trouve des univers très proches de ce que je développe en bande dessinée et, heureusement, la frontière entre le livre pour enfants et la BD est en train de s’estomper. Je ferais bien une bande dessinée pour Delcourt-Jeunesse, qui me l’a proposé, mais pour le moment, je n’ai pas le temps.

•) Avec Ailleurs au même instant, publié en 1997 par La Joie de lire, vous signez un magnifique petit ouvrage, frémissant de poésie tendre et ouverte au monde. Une démonstration exemplaire que le livre d’enfants n’est pas forcément un art mineur…
A mes yeux, c’est le livre le plus important que j’aie fait. J’y exprime plus qu’ailleurs ce qui me semble essentiel, le rapport au temps, au monde, à la poésie. Je montre aux enfants que pendant qu’ils font quelque chose, ouvrir un livre par exemple, il se passe mille autres choses dans le monde, d’important ou de dérisoire, et qu’ils ne sont pas le centre du monde. Le livre s’est fait très rapidement, et tout de suite j’ai senti que le ton était juste, qu’il exprimait quelque chose de profondément ancré en moi. On y trouve beaucoup de ce que je suis : une forme de mélancolie, une attention aux grandes comme aux petites choses de la vie, un regard contemplatif et amusé sur le monde. C’est une alchimie que j’essaie de mettre en place dans mes bouquins, et là, je pense que la réussite est due à l’extrême simplicité du projet. Je laisse beaucoup de place à l’imagination de l’enfant et je fais des clins d’oeil très directs à la peinture, avec des petits tableaux aux ambiances romantique, intimiste ou réaliste. J’aime beaucoup mettre en place des ambiances et des climats, et le monotype est idéal pour ça. Je suis heureux, car le livre a très bien marché, il est en réédition et une édition espagnole est en projet.

•) Des projets, justement, vous n’en manquez pas…
Je viens de terminer Les cailloux de Chacha, un livre pour enfants sur un texte d’un professeur d’anthropologie, et j’en mets un autre en chantier, La couronne en carton. Je travaille aussi sur ce dessin animé avec Marie-Christophe Arn et le cinéaste d’animation Robi Engler, L’abécédaire d’Eléonor. J’y contribue en mettant en place son univers visuel, sa charte graphique et en créant les personnages. J’ai essayé de transposer à l’écran quelque chose de proche de mon dessin, avec son granulé et sa texture. Les essais d’images de synthèse et de reconstitution de mes décors faite par l’équipe d’animateurs sont étonnamment bien réussis. Et surtout, je me lance dans un nouvel album, pour la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes Associés, avec Wazem au scénario: Week-end avec préméditation est un récit en huis-clos avec trois copains dans un chalet de montagne, un peu dans l’esprit de Quelques jours avec un menteur d’Étienne Davodeau, basé sur ces petites choses du quotidien, un peu autobiographiques, dans lesquelles Wazem excelle. Nous avons sympathisé et appris à mieux nous connaître lors d’un voyage à Sarajevo, dans le cadre d’un échange de dessinateurs genevois et bosniaques, après nous être appréciés au cours de nos collaborations pour Atrabile et Drozophile. Dans cette génération de dessinateurs, c’est celui avec qui je me trouve le plus d’affinités, et, à Sarajevo, nous avons découvert que nous avions pratiquement les mêmes livres de chevet, Le journal d’un album de Dupuy et Berberian, Livret de phamille de Jean-Christophe Menu, Approximativement, de Lewis Trondheim ou, dans un autre registre, Broussaille de Frank.

haut de page